Laetitia : Une rencontre.

 

 

Le grand-père reposait là, méconnaissable sous le silence endeuillé de l’assemblée. Un couvercle allait être scellé, et il en serait définitivement fait de son existence. Tout se passerait désormais en-dehors de lui.

 

Durant dix-sept années, il avait regretté que son fils Jocelyn ait délaissé son foyer, oublié ses enfants, « refait sa vie » comme on dit. Mais une vie ne se fait, ni ne se défait. Depuis dix-sept années, son fils et sa petite-fille ne s’étaient pas parlé, pas écrit, pas vus. Ils étaient devenus étrangers l’un à l’autre. Mais voilà qu’ils étaient réunis dans une même douleur, un même regret, autour de son corps émacié et grotesque. Lucie était venue offrir à l’aïeul la piété filiale qu’elle ne devait à personne d’autre.

 

Jocelyn qui avait abandonné une toute jeune adolescente avait attendu avec anxiété l’arrivée de celle qu’il osait encore appeler sa fille. Mais c’est une femme qui se présenta dans la chambre funéraire, une trentenaire accomplie. Lucie entrevit cet homme, celui que les autres nommaient encore son père, comme si ce mot avait une quelconque valeur dans sa vie. Le redouté géniteur avait perdu de la superbe patriarcale pourtant arborée avec arrogance pendant tant d’années. Il leva des yeux presque craintifs sur la jeune femme qui le toisa furtivement, affichant un regard dur et froid. Chacun se recueillit alors, en silence, autour du grand-père qui n’avait su de son vivant réunir les deux êtres. De sa mort, en tout cas, il y réussit.

 

La jeune femme, au fil des années, avait dû faire le deuil du père, acceptant et clamant avec résilience que non, elle n’avait pas de père. Dans sa solitude, elle avait trouvé une lueur d’espoir, ou plutôt un vacillement de consolation. Car Jocelyn avait quitté femme et enfants pour fonder un nouveau foyer – remplaçant ainsi les premiers rejetons par un troisième, un tout neuf, avec un modèle plus récent de femme. Lucie trouvait ainsi un sens à ce vide : cet autre frère tout peine entrevu à sa naissance avait pu avoir, lui, un papa, même si un second divorce les avait éloigné père et fils récemment.

 

Oui, le grand-père était parvenu à réunir père et fille au même endroit, mais rien ne les unissait plus. Les tardifs regrets de l’un ne pouvaient attendrir la résignation endurcie de l’autre. C’était trop tard. Il en avait eu conscience de son vivant, et son enveloppe décharnée et désertée n’y pouvait plus rien.

***

A la sortie de l’église, Lucie aperçut une de ses tantes, et à côté de lui, un grand adolescent. Elle sut immédiatement qu’il s’agissait du frère prodigue, ce nourrisson fantôme, cet enfant inconnu. Elle s’approcha d’eux, et s’adressa au garçon presque adulte sans même y penser, mue par une force viscérale :

- Léandre, je suis ta sœur, Lucie. Je peux t’embrasser ?

Les deux enfants s’étreignirent alors dans une embrassade désespérée, emplie de sanglots convulsifs. Dix-sept années après sa naissance, le cadet rencontrait son aînée. Et il ne sut que répéter : « Je suis désolé de ce que je t’ai fait. Je suis désolé. » Elle réalisa alors combien lui aussi avait souffert de ces déchirements. Jocelyn n’avait été capable d’épargner personne dans son aveuglement égoïste d’homme fécondateur. Les enfants eurent du mal à desserrer leur étreinte. De manière dérisoire et pourtant essentielle, ils avaient cherché à combler, dans cet instant suspendu, leurs dix-sept années de séparation.



 

Le grand-père avait rendu possible l’inespéré miracle des retrouvailles. Il pouvait reposer en paix.