Un rêve déchiré

 Il y a 10 ans.

 

  J’avais 23 ans et c’était la première fois que je partais seule à l’étranger ; que je partais à l’aventure dans le grand monde. Il a fallu deux ans pour économiser les fonds et un paquet de démarches administratives pour y arriver mais j’étais déterminée à réaliser ce projet. Non, ce rêve !

  Alors, j’y étais : trois mois à Tokyo, inscrite dans une école pour améliorer mon japonais, installée en guest-house avec un tas d’expat’ comme moi. J’avais déjà tout imaginé: les nuits tokyoïtes et ses bars, les prières maladroites de touristes au grand temple bouddhiste, les amis que j’allais me faire pour la vie, le garçon dont j’allais tomber amoureuse…

  J’étais arrivée depuis une semaine à peine et je n’avais fait que deux jours d’école lorsque les murs ont tremblés. Nous avons souri mes camarades de classe et moi. Vivants dans la capitale nippone depuis presque un an pour certains, ils étaient habitués aux petites secousses. Moi-même, j’en avais déjà ressenti en si peu de temps sur place. Puis le sol a tremblé lui aussi et cela ne s’arrêtait pas. Nous avons vu le regard de notre professeure, si souriante d’habitude. Elle a dit “Sous les bureaux.”. Là, j’ai commencé à avoir un peu peur et je pouvais voir que je n’étais pas la seule. J’ai essayé de m’accrocher au sol, aussi absurde que cela puisse paraître.

 

  Je ne sais pas si ça a duré longtemps.

  Le séisme s’est arrêté et un silence étrange a rempli la classe, l’école, la rue au dehors. Un silence épais. Je voyais que les professeurs et administrateurs de l’école ne savaient pas comment faire, par quoi commencer. Pour nous, étrangers, rien de grave ne venait d’arriver. Rien n’était tombé, ne s’était cassé, personne n’était blessé. Alors pourquoi cette atmosphère suspendue ?

  Nous avons attendu, de nouveau assis sur nos chaises, en nous regardant mais en ne disant rien. Incertains. J’ai remarqué que j’avais les doigts gelés.

  On est venu nous chercher et on nous a guidés dans les couloirs. On a quitté l’école, on a fait quelques pas dans le quartier et on s’est rassemblé dans une “aire de sécurité” : un terrain de sport assez large et dégagé pour que, en cas de gros tremblement de terre, rien ne puisse tomber sur les gens qui s’y réfugient.

  On nous a expliqué que le séisme avait été important mais que, tant qu’on ne connaissait pas son épicentre, on ne pouvait pas vraiment juger à quel point. Que les trains étaient arrêtés et que le réseau de téléphonie était coupé. “Il faut rentrer chez vous. L’école est fermée pour aujourd’hui”. Rentrer chez moi, à l’autre bout de la ville, à pied. J’étais sonnée. Je ne savais même pas dans quelle direction c'était chez moi. Le groupe commençait à se défaire et je restais là.

  “Viens, avec des copains on va à l’izakaya, on n’a pas envie de rentrer tout de suite.”, un de mes camarades m’a gentiment proposé. Et j’ai accepté, soulagée. Je ne les connaissais pas mais être toute seule, à ce moment-là, c’était effrayant.

 

  En marchant dans la rue, j’ai vu des gens s’ajouter à de longues files d’attentes aux téléphones publics, les seules lignes qui fonctionnaient encore. J’ai vu les visages fermés des passants, leurs pas pressés, leur dos raides. J’ai vu la discipline nippone : il n’y avait pas de panique dans les rues, pas d’affolement mais de la résilience et des solutions à trouver.

  Un izakaya est un bar où on paye sa présence. On y reste une, deux ou trois heures et pendant ce temps, on peut commander à volonté. Nous étions là, devant des plats de nouilles sautées et de gyozas, en pleine après-midi, pour ne pas être ailleurs, pour ne pas être seuls. Nos yeux, levés sur la grande télé accrochée au mur, ont vu, en direct, le tsunami déferler sur les villes du littoral nippon. C’était irréel. Insensé. Incroyable. J’ai compris le sens du mot “désastre”.

  Et puis mon téléphone a sonné. Je l’ai regardé, hébétée. Tous ceux de mes camarades ne servaient plus à rien depuis une heure et le mien, un prépayé de touriste, sonne.

  “Marion, c’est Kazuo.” Un ami japonais de mon père qui vit bien plus au sud de Honshû. “Ton père m’a appelé, il est un peu inquiet.” Mon père est insomniaque. Il a regardé les images du tsunami en direct, comme moi. Il a cru que cela se passait à Tokyo. Il a cru que j’étais morte. “Je le rappelle et lui dis que tu vas bien.” Merci Kazuo. J’ai prêté mon téléphone aux gens du groupe pour qu’ils essayent de rassurer leurs proches.

 

   Le soir, nous sommes allés chez un de mes camarades qui n’habitait pas loin. Je ne me souviens pas de son nom, ni de ce que nous avons fait ou de quoi nous avons discuté. Nous sommes partis à l’aube comme les trains fonctionnaient de nouveau.

  Je suis arrivé dans mon quartier, il était encore tôt. Je suis passée dans un combini, une supérette ouverte 24h/24, pour acheter de quoi petit-déjeuner. Les rayons étaient vidés. Plus de nouilles instantanées en boîte, plus de bouteilles d’eau, plus de légumes suremballés. Et ce silence, toujours. Tokyo peut être calme, apaisée, sereine mais elle n’est jamais vraiment silencieuse. S’il n’y a pas de bruit d’hommes, il y a les chants d’oiseaux ou le carillon d’un temple, les coucous des passages piétons. Mais ce matin, rien.

  Je n’ai pas de véritables souvenirs des deux jours suivants. J’ai réussi à contacter ma famille mais pas l’ambassade de France à Tokyo. L’école fermait pour une durée indéterminée. J’ai compris pour la centrale de Fukushima. Pour la catastrophe. Les journaux télé japonais clamaient que tout allait bien, que tout était sous contrôle, mais mon père me rapportait les informations françaises qui parlaient d’un deuxième Tchernobyl. Que faire ? On me suppliait de rentrer d’un côté, on balayait mes peurs d’une main hautaine de l’autre. Il n’y avait pas de quoi paniquer disaient les expat’ français. “Reste et viens, on va se faire un barbecue au parc d’Ueno, les cerisiers fleurissent.” Je n’avais pas envie de partir même si c’était sûrement la meilleure chose à faire. On pouvait encore attendre un peu, non ? Voir comment la situation allait évoluer. Je n’avais pas envie d’abandonner mon projet, mon rêve. J’avais trop donné pour que cela finisse comme ça. J’étais enfin là, merde, le plan c’était : au Japon, pour trois mois, pour apprendre la langue et vivre comme une japonaise. Ça ne devait pas se passer comme ça ! Je n’avais pas envie que tout cela arrive.

  Ce qui m’a décidé, c’est un appel à une connaissance que je n’avais pas encore rencontrée. Nous avions prévu de nous voir pour la première fois cette après-midi-là mais elle a préféré annuler. “Je prends le train, je pars dans le Kansai rejoindre ma famille.” m’a-t-elle dit. “Le travail s’arrête pour un temps.”. Le travail s’arrête… au Japon ? Je lui ai avoué que je ne voulais pas partir, que je ne savais pas quoi faire. “Mais le plus important, maintenant Marion, c’est ta famille.”.

 

  Ma famille à presque 10 milles kilomètres d’ici, ma famille inquiète. Elle avait raison. Ce n’était pas mon pays, ce n’était pas ma catastrophe, je n’avais aucune légitimité à prendre de la place et des ressources dont avaient besoin les Japonais. Il fallait faire une croix sur le rêve qui, de toute façon, tournait au cauchemar, il fallait partir.

 

  J’étais prête en deux heures. J’ai quitté ma guest-house sans me retourner et j’ai pris le métro pour aller rendre mes clés aux gérants à Shinjuku. L’employé était calme et compréhensif. Il m’a aidé à joindre Korean Airlines par téléphone, la compagnie avec laquelle j’aurai dû rentrer : je voulais avancer mon vol de deux mois et demi. Ces derniers m’ont proposé une place dans un avion qui partait la semaine d’après. J’ai répondu non, je partirais le jour-même. “Alors nous ne pouvons rien faire pour vous.”

 

  Là, j’ai commencé à perdre mon sang-froid. Comment faire ? Comment retourner chez moi ? Comment ? Tous les vols étaient pleins. Il fallait trouver une solution, réfléchir. Et si je n’arrivais pas à rentrer ? Et si...

 

  Mon téléphone prépayé a sonné. Mon père. Et, pour la première fois depuis le séisme, j’ai pleuré. J’étais loin de chez moi, sans moyen de rentrer, j’étais coincée, le sol pouvait de nouveau trembler d’une minute à l’autre, une centrale nucléaire était sur le point d’exploser. J’avais peur. “Respire”. J’ai fermé les yeux et inspiré profondément. Je ne sais plus ce qu’a dit mon père mais lorsque j’ai raccroché, il n’y avait plus qu’à reprendre les choses en main. L’employé a regardé sur Internet. “J’ai trouvé un billet d’avion pour Paris, départ à midi, demain. Je compose le numéro et vous prenez le combiné.” Il me fallait ce billet. “Allô?”. Un homme me parle en anglais avec un fort accent indien en plein Shinjuku. Improbable. “Oui, le billet est encore disponible mais il faut venir l’acheter à l’agence avant 17h.” Il était 16h30, Tokyo est une très grande ville, on fait peu de distance en une demi-heure. J’ai demandé l’adresse quand-même, le cœur serré d’espoir. L’agence ne se trouvait qu’à un pâté de maisons plus loin. J’ai foncé.

 

  Je n’ai pas regardé le montant qui s’est affiché sur le socle de carte bleue lorsque j’ai payé le billet. Plus tard, j’ai su que cela m’avait coûté bien plus de mille euros. Sur le moment, je n’en avais rien à faire, c’était le seul moyen de rentrer, de retourner auprès de ma famille et de ne plus être cette intruse parmi les Japonais.

 

  J’étais un peu soulagée mais loin de me sentir sortie d’affaire : il fallait maintenant trouver le moyen de rejoindre l'aéroport.

  Sans réfléchir, je suis allée à la gare de Shinjuku. Des centaines de gens faisaient la queue aux guichets. Une masse énorme et nerveuse. J’ai alors compris : tout le monde quittait Tokyo. Ils allaient à la campagne ou rejoignaient leur famille, loin d’ici dans tous les cas. Je me suis sentie si petite et si seule, si étrangère. Le vieil homme derrière moi a vu ma valise et mon air anxieux. “Vous rentrez chez vous ?”. Oui. “Vous allez à l’aéroport ?”. Oui. Il a hoché la tête et m’est passé devant alors que c’était mon tour. L’échange avec la femme en uniforme derrière la vitre a été très bref. Il a payé quelque chose et s’est tourné vers moi. “Il n’y a plus de train pour l’aéroport, pas avant demain midi. J’ai pris mon ticket, je peux attendre mais pour vous, il vaut mieux prendre le bus.”. Il me mène hors de la foule, rejoint le trottoir et je le suis sans trop chercher à comprendre. Il parle de nouveau avec une femme en uniforme et se tourne vers moi. “Il n’y a plus de bus. Vous avez de l’argent ?”. J’ai répondu que oui. Il a hélé un taxi, donné des directives au conducteur et m’a installée à l’arrière. Je l’ai remercié. Je ne le remercierai jamais assez.

 

  Le trajet a duré plus de trois heures. Nous n’étions pas les seuls à aller à l’aéroport, à sortir de la ville. A la radio, il y avait de l’eau dans le gaz entre Johnny Depp et Vanessa Paradis. J’étais répandue sur la banquette, abêtie de fatigue ou d'effarement. Je ne pensais pas vraiment, je regardais juste la ville grise défiler à travers la vitre, les centaines de voitures autour de nous sur la route, la nuit tomber.

 

 Lorsque je suis arrivée à Narita International Airport, j’ai découvert un camp de réfugiés. Les halls étaient noir de monde. De la nourriture et des couvertures de survie étaient distribuées. On s’installait sur tous les sièges, dans tous les coins. Je n’ai pas réussi à trouver de fauteuil libre, je me suis faite une place par terre, près d’une baie vitrée qui donnait sur le tarmac. J’ai regardé les avions à l'arrêt et j’ai entendu la conversation téléphonique d’une Anglaise qui avait vécu quinze ans ici et qui devait partir. Elle pleurait, elle ne savait pas quand ou si elle allait revenir. Je n’ai pas dormi.

  J’ai embarqué à midi le lendemain. Les grands sourires des hôtesses de la Scandinavian Airlines me paraissaient déplacés. Leurs manières polies étaient abrasives. Ne savaient-elles pas ce qu’il se passait, pourquoi nous partions ? Ne savaient-elle pas que mon rêve venait d’éclater en mille morceaux ?

  Une fois assise confortablement dans le fauteuil de l’avion ; dans cet habitacle chaud, j’ai pleuré, beaucoup. Puis j’ai dormi, enfin.