Gilles : Mon premier râteau

  J’étais un gosse de la ville. Nous habitions en banlieue parisienne dans une tour de la cité des Bussy à Eaubonne dans le 9-5 comme on dit maintenant.

 

  Mes parents étaient très fiers d’être propriétaires d’un grand appartement au dernier étage de la plus grande tour de la résidence. C’était un peu du rêve américain qui s’invitait chez les banlieusards. En rentrant de l’école, il m’arrivait parfois de m’arrêter pour jouer avec des copains dans l’aire de jeu au centre de la résidence. Ceux de ma génération se souviendront sans aucun doute de ces espaces de liberté où des vocations d’alpinisme pouvaient émerger sur ce qu’on appelait la « cage à écureuil ». C’était une structure cubique faite de barreaux métalliques surplombé d’un dernier petit cube en haut et au centre de la structure. Chacun escaladait se déplaçait autour et à l’intérieur du cube en prenant appuis sur les barres en métal attaquées par la rouille. Les plus hardis se hissaient jusqu’en haut du dernier barreau et dominait le monde en riant et criant très fort. Les aventuriers que nous étions pouvaient aussi se griser sur des tobogans immenses qui donnaient le vertige. Après une escalade périlleuse et une descente qui l’était tout autant (car il fallait éviter ceux qui remontaient à contre-sens), nous nous retrouvions en état de sidération, le cul ou la tête dans le sable. Toutefois, je n’allais pas souvent jouer dehors car je n’étais pas un enfant très téméraire et que mes parents n’aimaient pas beaucoup me voir « trainer » dehors.

 

  Par bonheur ma mère était une fille d’agriculteurs et mon espace de liberté, mon bol d’air, je le prenais au sein d’une vraie nature dans la ferme de mes grands-parents.

 

  Aussi loin que remonte mes souvenirs et jusqu’à l’âge de mes 13 ans, à chaque vacances scolaires, mes parents m’envoyaient prendre des couleurs en Haute-Saône entre lapins, vaches et cochons. Le village de mes grands-parents, près du Vesoul de Brel, comptait moins de 300 habitants et n’avait rien de bien remarquable : une église non classée, une école avec la mairie au-dessus, une place des fêtes et l’inévitable monument aux morts

  Il était facile là-bas de prendre de belles couleurs aux joues puisque je passais la journée dehors. J’ai d’ailleurs toujours supposé qu’il y avait une sorte de contrat tacite entre mes parents d’une part et mes oncles et grands-parents d’autre part car cette histoire de couleur semblait un véritable enjeu pour tout le monde. Quand j’arrivais mon grand-père ne manquait pas de s’exclamer « ben mon p’tit, t’es blanc comme une merde de laitier ! et pis t’es pas ben gras non plus. Tu vas voir, l’air de la campagne y’a que ça de vrai ! »

  Je crois, avec le recul, que c’est bien là-bas que j’ai passé les plus belles vacances de toute ma vie. C’était à la fois « la guerre des boutons » et le « le château de ma mère ».

  Chaque été, vers le 15 aout, survenait un évènement qui mettait tout le village en effervescence : L’arrivée des forains pour la fête annuelle du village. Chaque village ou presque, à cette époque, accueillait tous les ans, une caravane de forains.

  Les camions s’installaient sur la grande place en face de la mairie. Commençait alors le montage de la structure qui servirait de bal. Ça me semblait immense. Une sorte de patinoire en panneaux de bois sur laquelle nous courrions et glissions comme des fous pendant tout le temps du montage jusqu’à ce que les murs et le toit soient installés. Pendant ce temps, d’autres forains s’activaient à la construction du manège, du stand de tir à la carabine, de la loterie et de la baraque à friandises. La buvette et le jeu de quilles étaient, quant à eux, gérés par le comité municipal des fêtes. Nous autres, les gosses, regardions tout, tripotions tout, courrions en tous sens jusqu’à ce qu’un forain exaspéré nous chasse de sa grosse voix tonitruante vers un autre stand.

 

  Je me souviens de cet été de 1972 ou 1973 peut-être. Je me sentais déjà un « grand » : j’avais 9 ou 10 ans et j’étais amoureux !

 

  Elle s’appelait Juliette et tout le monde l’appelait Juju ou plutôt la Juju car dans cette région chaque patronyme se voit affublé d’un article. On dit : le Gérard, l’Alain, La Mère...

  C’était une petite brune d’à peu près mon âge, probablement la plus jolie fillette du village et j’avais décidé de tenter ma chance le soir de l’ouverture de la fête.

  Depuis le début des vacances son image m’obsédait, je l’imaginais dans mes bras, je me rêvais preux chevalier libérant la princesse. Cette image était d’autant plus forte que j’étais persuadé que ma qualité de parisien me rendait irrésistible. Comment une fille de la campagne, une gueuse en somme, aurait-elle bien pu ne pas tomber amoureuse du citadin délicat et raffiné que j’étais ?

  Pourtant, malgré mes orgueilleuses certitudes, je n’en menais pas large et sentais ma confiance s’estomper de plus en plus au fil de la journée ; il faut dire que la démarche était une première pour moi. De plus, depuis le début du séjour, du fait de ma timidité, je m’étais appliqué à éviter la demoiselle et lorsque je la rencontrais, j’affichais une indifférence hautaine que j’étais bien loin de ressentir.

  Le soir arrivait à grand pas et mon excitation aussi. J’étais certain de n’en rien laisser paraitre et pourtant pendant le diner je voyais bien que mes oncles me regardaient d’un air goguenard. Je crois bien même avoir entendu l’un souffler à l’autre en rigolant : « Jujuuuuuuu ».

  Je m’éclipsais très vite après le repas pour aller me changer. J’avais décidé d’ôter ma culotte courte au profit d’un pantalon en velours et surtout de mettre ma chemise en jean dans laquelle je me pensais particulièrement séduisant. Celle-ci était à la dernière mode parisienne et il ne faisait aucun doute qu’une petite paysanne n’en avait jamais vu et ne pourrait qu’être subjuguée par tant d’élégance.

 

  Je me mis donc en marche vers la place des fêtes dans l’espoir de rencontrer la belle qui, je le savais, serait là comme la quasi-totalité des habitants du village. De la musique, un peu assourdie par les parois en bois, s’échappait du bal. Des adolescents frottaient le dos de leurs mains dans l’espoir de transférer l’encre du tampon du bal sur la main de ceux qui n’avaient pas payé le billet d’entrée.

 

  Des rires et des éclats de voix naissaient puis mourraient autour de la buvette qui ne désemplissait pas. De temps en temps une exclamation joyeuse venait ponctuer le choc sourd de la grosse boule en bois renversant des quilles grossièrement taillées dans des billots.

 

 

  Tout à ma quête sentimentale, je voyais pas ce qui se déroulait autour de moi et n’avais malheureusement pas encore l’âge suffisant pour en apprécier la beauté et ressentir le bonheur de vivre de tels moments. C’est alors que je la vis devant le stand de tir, rayonnante, entourée de ses copines. J’ai mis la main dans ma poche pour vérifier que j’avais bien les quelques pièces qui me permettraient de payer les deux billets d’entrée au bal puis Je me suis avancé vers le petit groupe. Mon cœur s’emballait, je sentais une chaleur envahir mon visage, ma détermination diminuait à chaque pas. J’avais beau me répéter que tout irait bien, que j’étais ce qu’elle pouvait trouver de mieux ici, le doute en moi s’installait. Le groupe était tout proche mais ne m’avait pas encore repéré. Dans un état de fébrilité extrême je décidais alors de faire demi-tour mais en l’espace d’une seconde Juliette se rendit compte de ma présence. Je ne pouvais plus reculer. Je m’approchai un peu plus et dis en bredouillant : « Salut, ça te dirait de venir avec moi au bal ? »

 

  Sa réponse fut rapide et imparable : « avec toi ? non merci ! » Le petit groupe de fille se mit à glousser (car dans ces cas-là, les filles ne rient pas, elles gloussent !) et tourna les talons, me laissant planté seul avec ma honte, ma haine, ma tristesse et ma chemise en jean. Toute sensation de chaleur avait déserté mon visage et c’est un hiver glacial qui s’était désormais installé.

 

  Je quittai aussitôt la fête pour m’enterrer au fond de mon lit, l’édredon sur ma tête. Me voyant rentrer si tôt ma grand-mère, devant ma fébrilité évidente, diagnostiqua un coup de froid ou un début de rhume. Au chaud sous le duvet de canard je pus à loisir maudire la gente féminine, pleurer sur mon sort et accessoirement apprendre une leçon d’humilité.

 

   

  J’ai revu Juliette une trentaine d’années plus tard à l’occasion du mariage d’un petit neveu resté au village. Je ne l’avais pas reconnu mais elle savait qui j’étais et nous avons discuté quelques minutes de la pluie et du beau temps. Je me demande si elle se souvient de cet épisode.